Propos recueillis par M. Adel Mtimet_ أجرى اللقاء وترجمه إلى العربية: محمد عادل امطيمط
الترجمة العربية لنص الحوار منشورة في العدد الأول من مجلة أروقة بورتيك
كاترين كنسلار المولودة سنة 1947 هي فيلسوفة فرنسية مختصة في الجماليات وفي المسائل المتعلقة باللائكية. هي أستاذة مبرزة ومتحصلة على دكتوراه الدولة في الفلسفة، حيث شغلت خطة أستاذ في اختصاصها بجامعة ليل التي تشغل فيها الآن خطة أستاذ متميّز. وكانت كاترين كنسلار قد درّست الفلسفة في المعاهد الثانوية من 1970 الى 1992. ومن 1992 الى 2007 التحقت بجامعة ليل 3 لتدرس الاستيتيقا والفلسفة العامة.في نوفمبر 1989، في فترة اشتداد النقاش المتعلق بمسألة وضع « الحجاب الإسلاموي » في المدرسة، نشرت نصاّ موقعا صحبة مجموعة من الفلاسفة حول المسألة على صفحات « لونوفال أوبسارفاتير ». ومن سنة 1989 الى سنة 1995 كانت كنسلار قد شغلت خطة مدير برامج في المعهد العالمي للفلسفة بباريس.كاترين كنسلار تمثل اليوم مرجعا من المراجع الأساسية في فرنسا والعالم في ما يتعلق بمسائل التسامح واللائكية. أهم ما كتبت كنسلار حول المسألة هو العناوين المذكورة أسفل هذا التقديم:« Catherine Kintzler (née en 1947 ) est une philosophe française, spécialiste de l’esthétique’ et de la laïcité . , Agrégée et docteur d’État en philosophie, elle est professeur honoraire à l’université de Lille . Catherine Kintzler a enseigné la philosophie en lycée de 1970 à 1992. De 1992 à 2007, elle a enseigné la philosophie générale et l’esthétique à l’université de LilleIII. En novembre 1989, à l’époque des débats sur le voile islamiste , elle a publié une tribune dans Le Nouvel Observateur , aux côtés d‘autres philosophes.De 1989 à 1995, elle a été directrice de programme au Collège International de Philosophie.
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Adel Mtimet: Premièrement, une question qui se pose souvent, surtout dans le monde arabe où l’on ne sait toujours pas distinguer entre Laïcité et sécularisation : le titre de votre livre Qu’est-ce que la laïcité par exemple, est traduit ainsi en arabe : Qu’est-ce que le sécularisme? (maa hya al-Almania ?). En effet, on utilise souvent les deux termes pour nommer l’état politique où l’on pratique la séparation entre l’Etat et la religion. Ne tombons-nous pas ainsi dans l’erreur de confondre entre deux modèles différents ?
« Le modèle laïque républicain préfère le « melting pot » au « patchwork »
« Quand on parle de laïcité, on oublie souvent cette dualité libératrice, qui distingue plusieurs espaces et qui ne donne à aucun le pouvoir d’uniformiser les mœurs (ce qui serait une forme d’intégrisme). C’est ce que j’appelle la respiration laïque. » C. Kintzler
Catherine Kintzler : Votre question touche un point important, à la fois de caractérisation des concepts en relation avec leurs champs respectifs, et aussi de portée politique de ces concepts. J’ai tenté de l’aborder dans le premier chapitre du livre Penser la laïcité (Minerve, 2015, 2e éd.). Le concept de sécularisation désigne un processus de type historique ; il caractérise un mouvement, une évolution des sociétés où on observe un détachement croissant à l’égard des religions, éventuellement une séparation entre le moment civil et le moment religieux. Mais ce processus, s’il produit un terrain favorable à l’apparition du régime de laïcité, ne permet pas de caractériser toutes les propriétés du concept politico-juridique de laïcité. Du reste, les sociétés sécularisées actuelles ne sont pas nécessairement laïques. Certaines d’entre elles continuent à vivre sous un régime de religion officielle ou bien à reconnaître officiellement telles ou telles religions (notons ironiquement que c’est le cas du régime d’Alsace-Moselle en France!). Dans d’autres – c’est notamment le cas des États-Unis d’Amérique qui pourtant séparent les Églises et le pouvoir civil – la référence religieuse est omniprésente dans le discours officiel et dans le comportement des magistrats, des élus – on jure sur la Bible, on invoque Dieu dans des séances de prières publiques, être incroyant est possible mais c’est plutôt mal vu et certains États écartent encore les athées de certaines fonctions publiques. Symétriquement, un régime de laïcité est parfaitement compatible avec une ou des pratiques religieuses ferventes, avec une présence importante et une adhésion forte à une ou à des religions. On peut le dire de manière négative : dans une association politique laïque, l’attachement religieux n’a en lui-même aucune valeur politique, nous connaissons tous des catholiques pratiquants, des musulmans très attachés à leur culte, etc., qui sont aussi des militants républicains. Le régime laïque est indifférent au degré de religiosité existant dans la vie sociale, lequel peut être massif.
La laïcité ne relève donc pas du même champ conceptuel que la sécularisation. Elle fait obstacle aux prétentions des religions à faire la loi, elle demande aux religions d’abandonner leur volet politique et juridique. Elle ne se contente pas de protéger les religions contre les menées étatiques, elle fait également l’inverse, elle protège l’État et l’ensemble de la législation, l’ensemble de la puissance publique, contre les menées religieuses. Au sens strict la laïcité est anticléricale, et non pas antireligieuse.
Ce que je viens de dire a pour conséquence que la séparation des Églises et de l’État est un élément nécessaire pour qualifier la laïcité, mais qu’il n’est pas suffisant. J’ai essayé de montrer que la question décisive est celle de la nature et de la forme du lien politique[1]. Le lien politique doit-il quelque chose à un lien religieux qui lui préexisterait à la fois chronologiquement et logiquement ? Est-il entièrement dégagé d’une forme de foi, d’une dimension fiduciaire ? Faut-il croire à quelque chose (quoi que ce soit) pour former association politique ? La réponse laïque à cette question est négative, et de ce fait on peut dire que la laïcité est un régime minimaliste, qui ne suppose rien d’autre pour la possibilité de l’association politique que son auto-constitution : on n’a pas besoin de se référer à une transcendance extérieure pour se rassembler en cité et faire des lois. Concrètement, un assez bon critère est de se demander quel est le sort réservé aux non-croyants, de se demander s’ils jouissent non seulement des mêmes droits mais aussi d’autant de considération morale et sociale que les croyants. Un autre critère est de se demander s’il existe une forme d’obligation d’appartenance : est-il normal, bien vu, d’appartenir à une communauté religieuse ? et que fait-on avec celui (et surtout avec celle) qui se détourne de toute appartenance? En régime laïque, il n’y a aucune obligation, et même aucune supposition d’appartenance.
A.M: En quoi la laïcité en France est-elle spécifiquement française ? pouvons-nous la compter comme constitutive de l’identité culturelle de la France ? N’est-il pas ainsi légitime de définir l’identité française comme une identité « anti-identitariste » ?
« La France, dans son histoire, a su contraindre une grande religion omniprésente et très puissante à renoncer à ses prérogatives politiques. Elle a réussi à installer un régime où la liberté de conscience est entière… » |
Catherine Kintzler : Des raisons historiques font que la France s’est dotée de la laïcité : on avait affaire à une religion hégémonique liée à un pouvoir absolu, laquelle avait en outre le monopole des actes d’état civil. La France, dans son histoire, a su contraindre une grande religion omniprésente et très puissante à renoncer à ses prérogatives politiques. Elle a réussi à installer un régime où la liberté de conscience est entière, où la liberté des cultes s’exerce, où la « diversité » est d’abord comprise au niveau des individus, au niveau des droits de chacun, où personne n’est réduit à une appartenance. Ce qui n’empêche nullement les communautés de jouir d’un statut juridique, notamment par l’outil du droit associatif mis en place, parallèlement au régime de laïcité, par la IIIe République. Alors que dans les pays à modèle anglo-saxon, après une période de trouble à l’époque classique, les religions ont opté pour une cohabitation consensuelle, le régime de tolérance. Cette cohabitation n’est pas sans poser des problèmes à nouveau puisque apparaissent des tensions, des affrontements violents entre communautés, et même des législations particulières. C’est aussi à cela, à ce morcellement, à cette partition, que s’oppose le modèle laïque républicain qui préfère le « melting pot » au « patchwork». Mais il ne faudrait pas conclure de cette singularité historique que la laïcité est un objet « culturel » de type folklorique, un trait idiomatique propre à un peuple un peu spécial. L’expérience historique de la France fait apparaître une manière de penser l’association politique, et c’est un concept intelligible par tout esprit ! C’est un exemple qui peut se traduire en termes universels.
A. M: A votre avis, la laïcité peut-elle inclure le principe de tolérance ? Si la tolérance présuppose l’existence préalable des appartenances communautaires, cela n’est-il pas contraire à ce que vous appelez un « vide expérimental » qui se trouve au fondement même de la laïcité ?
Catherine Kintzler : Je pense qu’il faut distinguer entre principe et régime de tolérance, de même que je distingue entre principe et régime de laïcité.
Le principe de tolérance est relatif à la liberté d’opinion et de son expression. Personne ne doit être inquiété pour ses opinions « même religieuses », précise la Déclaration des droits de 1789. Ce principe est inclus dans le régime de laïcité : l’expression des opinions est libre, dans le respect du droit commun, et s’épanouit dans l’espace social, la société civile. Le principe de laïcité en revanche s’applique non pas à la société civile, mais au domaine de l’autorité publique, à la puissance publique qui est tenue, à la différence de la société civile, à la réserve en matière de croyances et d’incroyances, en matière religieuse de manière générale. Ainsi par exemple un professeur de l’enseignement public, un magistrat, un agent public, est tenu par le principe de laïcité dans l’exercice de ses fonctions ; dans ce cadre, il n’a pas à manifester son appartenance ni sa non-appartenance. Mais il retrouve toute liberté de le faire en dehors de ses fonctions, pourvu qu’il respecte le droit commun. Donc, en régime laïque, le principe de tolérance s’articule au principe de laïcité. Et lorsqu’on demande aux élèves de l’enseignement public de rester discrets sur leurs éventuelles appartenances durant le temps scolaire (loi de 2004), on s’inspire du principe de laïcité et de son champ bien délimité. Quand on parle de laïcité, on oublie souvent cette dualité libératrice, qui distingue plusieurs espaces et qui ne donne à aucun le pouvoir d’uniformiser les mœurs (ce qui serait une forme d’intégrisme). C’est ce que j’appelle la respiration laïque.
Un régime de tolérance ne fonctionne pas de la même manière. Le régime de tolérance se fonde sur l’existence de différentes communautés et se pose la question de leur coexistence, il pense le lien politique comme un lien permettant de relier des communautés, de les fédérer, il prend modèle sur le lien communautaire pour penser le lien politique. Il applique le principe de tolérance à l’autorité publique elle-même, de sorte que les communautés en tant que telles peuvent jouir d’une reconnaissance officielle et même souvent d’une efficience politique.
À la différence des régimes de tolérance de type anglo-saxon, la laïcité de l’association politique remonte en deçà des liens communautaires existants, elle ne prend pas modèle sur eux et ne se contente pas de faire coexister les communautés, elle ne vise pas « l’interconvictionnel ». Elle construit un lien politique qui ne doit rien à l’existence d’un modèle religieux, qui ne suppose aucune foi. Elle installe un espace zéro (le « vide expérimental » auquel vous vous référez dans votre question) : celui de la puissance publique, laquelle s’abstient en matière de croyances et d’incroyances. Un régime laïque disjoint donc complètement le lien politique du lien religieux, y compris dans sa forme, dans ses références. Grâce à l’aveuglement de l’autorité publique, le régime laïque peut accueillir dans la société civile toutes les positions dans le cadre du droit commun. Davantage : il n’y a ni obligation, ni présomption d’appartenance ; personne n’est assigné à un groupe qui prétendrait lui imposer des contraintes, un mode de vie ; réciproquement, personne n’est tenu de renier une appartenance, pourvu que le droit commun soit respecté. Cela permet de comprendre en quoi le régime laïque, compatible avec la pluralité des cultures, ne souscrit pas au multiculturalisme comme modèle politique.
A.M: Quelles sont les menaces qui pèsent aujourd’hui sur le principe de laïcité en France ? on en reconnaît facilement le courant islamiste, mais quels sont les autres ?
© photographie de Georges Gonon-Guillermas / Hans Lucas.
Catherine Kintzler : La laïcité est menacée par des revendications particulières d’exception qui sont régulièrement avancées : introduction de signes religieux dans le domaine de l’autorité publique, ghettoïsation croissante de zones dites urbaines mais qui n’ont plus d’urbain que le nom, exercice de l’obligation d’appartenance par pression sociale sur les individus, clientélisme, financement croissant des écoles privées… et à un niveau plus institutionnel, tentatives réitérées de financement des cultes[2] tentative de politique fondée sur la reconnaissance administrative de communautés[3], traduction tendancieuse d’une directive européenne pour protéger la liberté religieuse des salariés et non leur liberté d’opinion en général[4]. Ce sont là des « grignotages » qui émaillent l’histoire politique récente, mais ils resteraient épars s’ils n’étaient appuyés sur une mentalité répandue. Ces attaques trouvent en effet un soutien auprès d’un allié idéologique puissant : la pensée qui fait de l’attitude religieuse une norme. Il s’agit régulièrement, par un aggiornamento de la laïcité, d’articuler les diverses formes de religiosité en un régime de tolérance dans lequel l’État accorderait un degré de reconnaissance politique aux religions. Le schéma consiste à s’autoriser d’une représentation qu’on se fait de la société civile pour former injonction envers l’association politique.
Vouloir s’appuyer sur une représentation de la société civile pour en tirer un modèle dont la société politique devrait s’inspirer, pour en faire une norme politique, cela pose la question de la nature et de la forme du lien politique que nous avons abordée précédemment. Ce lien doit-il se modeler sur un ou des liens sociaux préexistants – ou du moins les refléter – ou bien peut-il se penser de manière distincte et se présenter comme autoconstituant, étant à lui-même son propre commencement ?
A.M: Comment voyez-vous la sortie de cette situation ? des millions d’humains en France et à travers le monde veulent défendre la laïcité en général et le modèle laïque français en particulier, quels devront être les moyens pour protéger ce précieux principe forgé il y a quelques siècles par la raison moderne ?
« On ne peut pas « sortir » d’une situation de mise en question de la laïcité. Il est en quelque sorte normal que le moment social soit brandi pour influer sur le moment politique et même pour en détruire des éléments ».
Catherine Kintzler : En un sens, on ne peut pas « sortir » d’une situation de mise en question de la laïcité. Il est en quelque sorte normal que le moment social soit brandi pour influer sur le moment politique et même pour en détruire des éléments. D’ailleurs la mise en crise n’est pas une mauvaise chose ; elle oblige à penser, à construire et à reconstruire les concepts, à sortir de l’évidence et du confort intellectuel. La césure de 1989 (« affaire de Creil ») a révélé qu’une évidence était ébranlée, et la pensée laïque a découvert alors qu’elle se contentait d’idées parfois confuses, il a fallu faire un effort de conceptualisation qui se mesure aujourd’hui par un grand nombre de publications durant les 30 dernières années, dont certaines sont de très haut niveau.
Maintenant, votre question a un aspect politique, un aspect de combat, de lutte, où « sortir de la situation » signifie qu’on peut et qu’on doit soutenir ce régime laïque libérateur contre les attaques dont il est l’objet, et j’en suis bien convaincue et j’essaie de m’y employer à mon niveau !
Cela ne peut pas se faire uniquement en prenant des dispositions juridiques qui font vivre la législation laïque (le champ des lois laïques n’est pas clos, il s’étend, je donnerai l’exemple des droits des femmes pendant le XXe siècle, du mariage civil au début du XXIe siècle). Cela requiert une volonté politique forte, ayant les idées claires sur le sujet, et décidée à appliquer les lois laïques existantes – le moins qu’on puisse dire est que, jusqu’à une période très récente, il y a eu un déficit de ce côté. Mais cela même n’est pas suffisant. Sans une politique sociale, une politique du travail, une politique de la santé publique, sans la présence homogène de bons services publics sur l’ensemble du territoire, sans une école publique digne de ce nom, sans l’éclairage de la raison laïque et l’entretien critique des convictions laïques « dans les têtes », autrement dit sans soutien populaire et sans éducation populaire, la laïcité ne serait qu’une coquille vide. Il faut avoir constamment à l’esprit, et savoir expliquer, qu’aucun régime n’a été plus libérateur que le régime laïque, et qu’aucune religion en situation de pouvoir ou ayant l’oreille du pouvoir n’a produit autant de libertés[5].Tant que les citoyens restent lucides sur la puissance libératrice de la laïcité, tant qu’ils parviennent à penser les dangers d’une société communautarisée fondée sur des agglomérations identitaires où la singularité n’a plus sa place, où on n’a plus le droit d’être « différent de sa différence », ils sont prêts à défendre le modèle laïque et républicain. Cette capacité de mobilisation est la meilleure garantie.
A.M: Quel rôle réservez-vous à l’éducation en faveur de la laïcité ?
« La libéralité du savoir, celle des esprits qui le produisent ou qui se l’approprient, la constitution d’un espace critique où les seules autorités sont la raison et l’expérience. Voilà ce qu’il conviendrait de remettre au centre de l’école au lieu de l’ouvrir à tous les vents ».
Catherine Kintzler : Il faut en effet parler de l’école et de la politique scolaire qui a prévalu durant les quarante dernières années en France. Elle porte une grande part de responsabilité dans l’abandon de la laïcité et des principes républicains. Les pressions sur l’école n’ont pas cessé durant toute cette période. Au lieu d’offrir aux élèves le luxe d’une double vie, un espace serein et protégé où chacun est accueilli non pas en fonction de ses déterminations sociales, mais pour lui-même, la politique scolaire constante, qu’elle soit menée par la gauche ou par la droite, organise le brouillage entre les établissements scolaires et leur environnement social. C’est une politique anti-laïque – comment, dans ces conditions, s’étonner qu’existent des « ghettos scolaires » ? on les produit délibérément ! L’école est constamment sommée de s’adapter à la demande sociale et aux exigences du marché, les savoirs sont relativisés comme « élitistes » au profit du « savoir-être » et des « compétences ». Les élèves et les parents, relayés et appuyés par l’institution, se sentent autorisés à désavouer les professeurs. Sont ainsi marginalisés les éléments qui devraient au contraire constituer le noyau de toute école républicaine émancipatrice : la libéralité du savoir, celle des esprits qui le produisent ou qui se l’approprient, la constitution d’un espace critique où les seules autorités sont la raison et l’expérience. Voilà ce qu’il conviendrait de remettre au centre de l’école au lieu de l’ouvrir à tous les vents.
L’assassinat du professeur Samuel Paty en octobre 2020 a provoqué un vent de panique dans le milieu des décideurs pédagogiques. Mais loin de réfléchir sur les carences de la politique menée depuis des décennies, loin de redonner à l’école sa mission qui est d’instruire, on s’avise, à grands renforts de « référents », d’« intervenants », de cérémonies, de « journées », de reconduire l’éparpillement et l’extériorité. Mais cette fois avec un nappage de sauce républicaine. Un prêchi-prêcha, une célébration obligée des « valeurs » (comme si les principes républicains devaient faire l’objet d’une croyance) viennent recouvrir l’indigence à laquelle les élèves, par ailleurs, continuent à être livrés en matière d’instruction. Bien sûr, les principes républicains doivent être abordés à l’école, mais sous forme d’objet d’enseignement, de manière explicative, progressive et rationnelle, dans le cadre d’une discipline scolaire – l’Éducation morale et civique qu’enseignait Samuel Paty –, et non comme un credo. Bien sûr, les principes républicains doivent aussi et surtout être travaillés à fond par les maîtres au cours de leurs études et de leur formation, initiale et continue. Mais l’abondance de bons sentiments et de morale sacrificielle qui se déverse un peu partout et sur l’école en particulier a de quoi dégoûter les esprits curieux et souvent rebelles. Un tel prêchi-prêcha est contraire à la laïcité de l’association politique et à la mission centrale de l’école qui est d’instruire, de mettre chaque esprit debout ; il fait appel à une hétéronomie. Ce fade brouet de « savoirs-être » assaisonné d’une morale sentimentaliste reste sourd au désir d’élévation des jeunes esprits et les rend d’autant plus sensibles aux sirènes sectaires qui leur tiennent un langage autrement puissant.
[1] Voir Qu’est-ce que la laïcité ? (Paris : Vrin, 2008 2e éd.) p. 14 et suivantes, et Penser la laïcité (Paris : Minerve, 2015 2e éd.), chap. 1.
[2] Par exemple, le « rapport Machelon », 2006.
[3] Rapport de 2013 sur « la politique d’intégration », dit « rapport Tuot ».
[4] Directive européenne 2000/78 et article L1132-1 du Code du travail qui, en parlant exclusivement de « convictions religieuses », exclut les convictions irréligieuses ou non-religieuses.
[5] Je me permets de renvoyer à mon entretien avec Laurent Ottavi, Revue des deux mondes, janvier 2018 https://www.revuedesdeuxmondes.fr/catherine-kintzler-laicite-a-produit-plus-de-libertes-ne-aucune-religion-investie-pouvoir-politique/ .
Qu’est-ce que la laïcité ?, Paris, Vrin, coll. « Chemins philosophiques », 2007, 128 p.(ماهي اللائكية؟، ترجم إلى العربيّة)،Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, Paris, Gallimard, coll. « Folio — Essais / Philosophie », 1987, 313 p. (كوندورسيه والتعليم العمومي وولادة المواطن)La République en question, Paris, Minerve, coll. « Société », 1996, 240 p. (الجمهورية محل تساؤل)Tolérance et laïcité, Nantes, Pleins feux, 1998, 81 p. (التسامح واللائكية)La République et la Terreur, Kimé, coll. « Philosophie / épistémologie », 1998, 159 p.(الجمهورية والرعب)Penser la laïcité, Paris, Minerve, 2014, 220 p. (كيف نفكر في اللائكية؟)