Lénine a marché sur la lune: La folle histoire des cosmistes et transhumanistes russes__ عندما مشى لينين على سطح القمر: القصة المذهلة لأتباع النزعة الكوسمية وللمابعد-إنسانويين الرّوس

Le livre de Michel Eltchaninoff:   (Actes Sud, 2021)__الكتاب الصادر مؤخرا لـ « ميشال إلتشانينوف »، (آكت سوج 2021)ـ:

هل تكون النزعة الكوسمية صورة لما يمكن اعتباره تصوّفا على الطريقة الرّوسيّة؟_Le cosmisme, serait-il la mystique propre aux russes?

حوار »بليز ماو » رئيس تحرير مجلة إيسباك-ريكا مع الكاتب

l’entretien de Blaise Mao, chef de rédaction du magazine français Usbek & Rica avec l’auteur en date de 3 avril 2022:

« Un dialogue existe entre le cosmisme russe et le transhumanisme californien »__يوجد حوار بين النزعة الكوسمية الروسية ومابعد-الإنسانوية الكالفورنيّة

Blaise MAO

Blaise Mao est rédacteur en chef du trimestriel Usbek & Rica, spécialiste des problématiques liées aux nouvelles technologies, auteur des Jeux vidéo (2013).

وهذا هو نصّ الحوار بالفرنسيّة الذي أجراه « بليز ماو » مع « ميشال إلتشانينوف » حول دلالات وأبعاد النزعة الكوسمية الروسيّة مثلما يكشفها في كتابه عندما مشى لينين على سطح القمر والذي يرتكز فيه على حقيقة كون هذه النزعة أقدم بكثير في الثقافة الرّوسيّة من نشأة الاتحاد السوفييتي

(ـ(تقوم المجلة لاحقا بنشر الترجمة العربية الكاملة لنص هذا الحوار الهام

Dans Lénine a marché sur la lune (Actes Sud, 2022), le journaliste et essayiste Michel Eltchaninoff raconte «  la folle histoire  » de la pensée cosmiste, ce « mélange de science et de religiosité » qui imprègne la culture russe depuis la fin du XIXe siècle.

Source__المصدر:

Usbek & Rica ______________________https://usbeketrica.com/fr/article/un-dialogue-existe-entre-le-cosmisme-russe-et-le-transhumanisme-californien?fbclid=IwAR3nkps47TsAb-8xHYVEywZ9f7IUQI42wxOT5ReQjCQdzmZs0H44n_RdA8s

Entretien.

C’est un petit livre (200 pages seulement) que toute personne s’intéressant un tant soit peu à l’histoire des idées et aux imaginaires du futur devrait lire. Dans Lénine a marché sur la lune (Actes Sud, 2021), le journaliste et essayiste Michel Eltchaninoff, rédacteur en chef de Philosophie Magazine, raconte l’histoire du cosmisme, ce « mélange de science et de religiosité  » ayant émergé dans la Russie de la fin du XIXe siècle, dont le pionnier fut le philosophe Nikolaï Fiodorov, le « Socrate moscovite », qui considérait que les humains avaient le « devoir de ressusciter les générations antérieures ».

Un siècle avant que des start-up de la Silicon Valley ne planchent sur le sujet, certains cosmistes, au premier rang desquels le médecin et économiste Alexandre Bogdanov, menaient déjà des recherches avancées sur la lutte contre le vieillissement, notamment via la transfusion de sang jeune. Et si Lénine a été embaumé, et non enterré, c’est grâce à l’influence de certains de ses camarades, créateurs d’une « commission pour l’immortalisation de la mémoire de Vladimir Ilitch Oulianov », des cosmistes portés par l’espoir que le leader bolchévique puisse un jour revenir à la vie. Surtout, le cosmisme a alimenté le récit soviétique de la conquête spatiale. Et continue de le faire aujourd’hui, sous la houlette d’un Vladimir Poutine qui ne rechigne pas à s’appuyer sur cet héritage culturel, sous l’influence notamment des intellectuels ultraconservateurs russes, toujours attachés à la dimension mystique du cosmisme. 

À mi-chemin entre l’essai et l’enquête, Lénine a marché sur la lune est avant tout un passionnant « livre d’histoires », fourmillant de références, d’anecdotes et de personnages aux destins improbables. De quoi nous donner envie d’échanger avec son auteur.

Usbek & Rica : Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire un livre sur le cosmisme russe, dont l’histoire est finalement assez méconnue ?

Michel Eltchaninoff : En Europe, l’histoire du cosmisme est effectivement très mal connue. Les Russes, eux, ont certes entendu parler de Nikolaï Fiodorov, « ce philosophe qui voulait ressusciter les morts », et le cosmisme était un peu culte en Russie dans les années 1990, mais finalement, même dans son pays, cette pensée n’est pas si bien connue que cela. Souvent, on oppose la Russie d’avant la révolution bolchevique à l’Union soviétique, mais le cosmisme nous montre qu’il y a une vraie continuité historique d’un siècle à l’autre, que des idées ayant émergé à la fin du XIXe siècle ont continué de s’exprimer au siècle suivant, de façon plus ou moins intense. J’avais envie de raconter cette continuité historique, de mettre à jour ce qui constitue cette ligne culturelle très importante pour comprendre la Russie d’aujourd’hui.

Vous faites remonter les racines du cosmisme aux grands romans de Dostoïevski. Dans quelle mesure peut-on considérer l’auteur des Frères Karamazov comme l’un des pionniers de cette pensée ?

Le tout premier cosmiste, c’est Nikolai Fiodorov, qui était chrétien et pensait que notre espèce avait le devoir de chercher à ressusciter ses ancêtres. Mais Dostoïevski apparaît comme une matrice pour comprendre toute la modernité russe : dans ses grands romans foisonnants se trouvent finalement toutes les questions qu’allait se poser son pays au XXe siècle. En lisant sa correspondance, notamment ses échanges avec un disciple de Fiodorov, j’ai été surpris d’y retrouver un fil cosmiste. À la fin de sa vie, dans sa réflexion sur ce que pourrait être un christianisme pour les modernes, l’hypothèse cosmiste apparaît bel et bien. Dostoïevski se demande notamment si l’idée de ressusciter les morts doit rester allégorique ou s’il faut lui donner corps. Il est personnellement favorable à une résurrection tout ce qu’il y a de plus concret. 

Au-delà de Dostoïevski, cette question hante la Russie de la fin du XIXe siècle, et les révolutionnaires bolchéviques se la posent aussi : comment réaliser, incarner les idées que l’on défend ? On peut dire en quelque sorte que Dostoïevski et Marx se rencontrent autour de l’idée qu’il ne suffit pas d’interpréter le monde, qu’il faut le transformer, faire passer les idées dans l’effectivité.

Vous définissez le cosmisme russe comme « une reconstruction idéologique qui mêle nationalisme, goût pour l’occulte et New Age à la mode soviétique »…

Le cosmisme n’est pas une « école ». C’est plutôt un postulat : notre action humaine a une dimension cosmique et ce qui se passe dans le cosmos a des répercussions humaines. L’idée serait donc d’élargir le champ de notre réflexion et de notre action pour les faire passer de la nature au cosmos. Dans cette optique, il devient possible de coloniser le cosmos, ou d’importer de l’univers des énergies que l’on croyait jusqu’alors réservées à des explosions stellaires. Le postulat philosophique du cosmisme, c’est cette solidarité profonde entre notre humanité, notre sphère d’activité humaine, et le cosmos lointain.

« À la fin du XIXe siècle se forge en Russie la conviction que tout est possible, que l’on peut s’affranchir des brides de la pensée formelle »

Michel Eltchaninoff, auteur du livre « Lénine a marché sur la lune »

Qu’y a-t-il de typiquement russe dans le cosmisme ? Une forme de messianisme ? Un certain rapport à l’espace et à la géographie ?

L’idée d’une solidarité entre l’humain et le cosmos ne naît pas exclusivement en Russie. Cette jonction entre science et religiosité, on la retrouve aussi dans le scientisme français. Pour autant, le cosmisme a bien une spécificité russe, qui se traduit à mon avis par trois aspects essentiels. D’abord, je l’ai déjà dit, le fait de passer des idées aux actes, même s’ils sont révolutionnaires ou apparemment délirants. Ensuite, le revival religieux, qui est très important dans la Russie de la fin du XIXe siècle. À tel point que l’esprit même du communisme sera imprégné de religiosité.

Enfin, le cosmisme s’explique aussi par le rapport particulier que les Russes entretiennent avec la nature, à cette géographie monotone, à cette immensité sans borne bien décrite par l’historien Anatole Leroy-Beaulieu. Les auteurs russes expriment souvent cette idée selon laquelle l’Europe occidentale est bornée, notamment dans sa volonté de fixer des limites à tout ce qui existe (le droit pose des limites, mais aussi la propriété, l’individualisme ou la segmentation entre disciplines). À l’inverse, ils développent cette idée que la culture russe se déploie dans une forme de révolte contre ce qui est considéré comme le bourgeoisisme étriqué de la pensée occidentale : la « vastitude » est presque consubstantielle à la pensée russe, donc à sa science et ses idées politiques. Dans ces années-là, en Russie, se forge la conviction que tout est possible, que l’on peut s’affranchir des brides de la pensée formelle. C’est cette idée qui permet aux cosmistes d’affirmer qu’on peut transformer le climat, abolir la mort et aller vivre dans l’espace.

Ça explique aussi que le soviétisme n’ait pas mis un terme au cosmisme. Dans quelle mesure peut-on considérer que le cosmisme est même une sorte de sous-texte du léninisme ?

Aux origines de la Révolution, entre 1905 et 1917, plusieurs leaders bolchéviques vont effectivement chercher à articuler le marxisme avec la religiosité du peuple russe, paysan et très croyant. Lénine finira par mettre au pas ces formes de pensée hétérodoxes, et Staline achèvera ce travail de fermeture. Mais une forme d’hétérodoxie imprégnée de cosmisme a bel et bien existé dans les premières années de la Révolution, par exemple chez quelqu’un comme Alexandre Bogdanov, intellectuel marxiste brillant et grand rival de Lénine au début du XXe siècle, ou encore chez Analoli Lounatcharski, grande figure de la culture des premières années de la révolution. On comprend mieux, alors, pourquoi ses compagnons ont décidé d’embaumer Lénine au lieu de le faire enterrer dans le cimetière familial de Saint-Pétersbourg : il y avait, chez eux, l’espoir de pouvoir un jour, peut-être, pouvoir lui redonner vie.

« Dans la nébuleuse révolutionnaire, il y a bien eu ce qu’on peut qualifier de moments cosmistes du rêve d’éternité »

ibid.

Dans la nébuleuse révolutionnaire, il y a donc bien eu ce qu’on peut qualifier de moments cosmistes du rêve d’éternité. Cela dit, la hiérarchie soviétique a également « profité » des idées cosmistes pour faire avancer la conquête spatiale. Constantin Tsiolkovski, par exemple, qui n’avait jamais été vraiment soutenu par les dirigeants tsaristes, va être aidé après la Révolution pour développer ses travaux. Il s’agit alors de profiter de l’élan cosmiste pour faire vivre les hommes plus longtemps et conquérir l’espace. L’écrivain britannique H. G. Wells, qui rencontre Lénine en 1920, écrit à son retour que même ce dernier « a cessé définitivement de prétendre que la révolution russe soit autre chose que le début d’une ère d’expérimentation illimitée ». Dans les années 1920, c’est vraiment le cas, en tout cas sur les plans social et scientifique, avant que le stalinisme ne vienne poser un couvercle sur tout cela.

Il y a aussi dans le cosmisme l’idée que l’espace pourra constituer un jour pour l’humanité l’aboutissement d’une certaine idée du collectivisme…

Il y a dans le cosmisme deux aspects essentiels. Le premier, c’est l’émancipation, le fait de s’affranchir des limites imposées par le capitalisme, par la mort, par la Terre. Le second, c’est cette idée que le cosmos joue un rôle de régulateur pour l’humanité. Dans son roman Tchevengour, écrit à la fin des années 1920, Andreï Platonov résume bien ce double enjeu, qui correspond à la fois à l’idéal communiste (se libérer des chaînes du capitalisme) et cosmiste (Platonov parle notamment de « faire travailler le soleil »).

« J’ai voulu raconter comment ce rêve d’émancipation absolu allait contribuer à donner naissance à l’une des plus grandes expérimentations totalitaires du XXe siècle »

Ibid.

Le transhumanisme s’épanouit aujourd’hui dans la Silicon Valley. Pourtant, vous montrez dans votre livre que la recherche sur la transfusion de sang jeune ou le fait de ressusciter les morts étaient des projets portés par les cosmistes russes un siècle plus tôt…

Effectivement, ce rêve-là a pu naître ailleurs et à un autre moment de l’Histoire que dans la Silicon Valley du XXIe siècle. Le transhumanisme ne descend pas directement du cosmisme : il a des racines dans la pensée française des années 1930, dans le technicisme, dans les mouvements hippies et New Age, mais un fil existe aussi avec la pensée cosmiste. Surtout, j’ai voulu raconter dans ce livre comment ce rêve d’émancipation absolu allait contribuer à donner naissance à l’une des plus grandes expérimentations totalitaires du XXe siècle. Pour s’inscrire dans la perspective de Hannah Arendt, il s’agissait de montrer que la promesse du « tout est possible » contient aussi en elle le champ de la terreur et de la manipulation. 

Les transhumanistes de la Silicon Valley connaissent-ils bien cette histoire ? Se revendiquent-ils comme des héritiers du cosmisme russe ?

Jesse Karmazin, le fondateur de la société Ambrosia, qui est d’origine russe et dont l’entreprise travaille sur la transfusion sanguine pour lutter contre le vieillissement, explique avoir été influencé par la pensée d’Alexandre Bogdanov. Robert Ettinger, l’inventeur de la cryogénie, a reconnu dans la version russe de l’un de ses livres qu’il devait beaucoup aux cosmistes. Et certaines transhumanistes américains, aujourd’hui, se disent « cosmistes » pour ajouter une couche de spiritualisme à leur technicisme. Et puis, il y a le fameux institut Esalen, en Californie, où, dès les années 1980, des chercheurs soviétiques et américains se rencontrent pour travailler sur des sujets comme la méditation ou l’hypnose… Donc oui, il y a une certaine forme d’héritage. D’ailleurs, j’aimerais beaucoup savoir ce que les parents de Sergei Bryn, le co-fondateur de Google, l’homme qui a piloté personnellement l’ouverture du laboratoire de recherche de l’entreprise sur l’immortalité, ont apporté dans leurs valises en arrivant aux États-Unis. Ses parents étaient des ingénieurs soviétiques typiques, et je ne serais pas étonné qu’ils aient suivi de près les travaux de Vladimir Vernadski ou de Constantin Tsiolkovski. Tout cela pour dire qu’un dialogue existe entre le cosmisme russe et le transhumanisme californien, à défaut de pouvoir parler d’une transmission directe et massive.

Quelle place le cosmisme occupe-t-il aujourd’hui le conscient et l’inconscient du peuple russe ?

Il existe en Russie un réel intérêt pour tout ce qui relève de l’occulte, du « pseudo-scientifique », pour parler un langage rationnel. Aujourd’hui, le pays s’est raidi autour d’une forme de nationalisme impérialiste, mais la porosité de ces sujets dans la société est toujours là. C’était beaucoup plus sensible au début des années 1990, après la Perestroïka. À l’époque, c’était la mode des « lustres de Tchijevski », mises au point dans les années 1950 par le penseur et ingénieur cosmiste Alexandre Tchijevski qui étaient censées ioniser l’air. Ça faisait fureur, plein de Russes en achetaient ! Je cite cet exemple pour montrer que derrière le marxisme-léninisme, derrière le rationalisme, il y cette sphère à l’entrecroisement du spirituel et du scientifique. Le cosmisme est l’une des couches inconscientes mais importantes de la culture russe actuelle.

Dans quelle mesure Vladimir Poutine assume-t-il l’héritage cosmiste ? Vous écrivez que le président russe « insiste sur la nature philanthropique et progressiste de la conquête spatiale »…

D’abord, il y a chez Poutine la volonté d’élaborer une doctrine spatiale russe différente de celle des Américains. L’accent est mis non pas sur la Nouvelle Frontière et l’idée de conquête, comme chez les Américains, mais sur l’idée de fraternité universelle dans l’espace. Cette volonté de construire un récit national spatial, des responsables de l’agence Roscosmos me l’ont confirmé directement. La figure de Constantin Tsiokovski, notamment, est mobilisée par les Russes comme une figure de contre-propagande.

Après, en ce qui concerne la dimension mystique du cosmisme, elle est essentiellement revendiquée par une partie des intellectuels ultraconservateurs, notamment les membres d’un think tank influent appelé le club d’Izborsk. Le journaliste et écrivain d’extrême droite Alexandre Prokhanov, par exemple, considère que le cosmisme religieux devrait faire partie de la doctrine russe de manière plus prononcée. Quand Poutine a fait construire une ville baptisée Tsiolkovski, à côté de la nouvelle base de lancement spatial russe, Pokhanov a estimé qu’il aurait fallu aller plus loin et construire également une ville appelée Fiodorov, en hommage au pionnier du cosmisme mystique. Chez ces penseurs conservateurs, qui ont une influence réelle sur les dirigeants du pays, il y a l’idée qu’en Russie la science est pénétrée de religiosité. Ils poussent ouvertement le cosmisme comme une alternative russe au transhumanisme. Pour eux, ce dernier est individualiste, réservé à une petite élite, pas altruiste pour un sou. Tout le contraire du cosmisme russe.

Dans une certaine mesure, on retrouve aujourd’hui cette alliance du technologique et du mystique dans le discours du pouvoir russe depuis le début de la guerre en Ukraine. D’un côté, Poutine explique que son pays a recours à des armes que personne ne peut combattre – donc qu’il est techniquement invincible – et de l’autre, le patriarche orthodoxe Cyril assure que l’on assiste avec ce conflit à un combat métaphysique entre le bien et le mal…

« Il y a, chez Poutine, une forme de messianisme, l’idée selon laquelle la Russie porte le projet d’un monde post-libéral, fondé sur une adhésion au progrès scientifique et aux valeurs traditionnelles et religieuses »

Ibid.

Justement, que peut-on lire de cosmiste dans la guerre menée par la Russie en Ukraine ?

Il y a, chez Poutine et les dirigeants russes, une forme de messianisme, l’idée selon laquelle la Russie porte le projet d’un monde post-libéral, fondé dans le même temps sur une adhésion au progrès scientifique et aux valeurs traditionnelles et religieuses. Un modèle un peu « à l’iranienne », dont l’avènement serait empêché par un Occident qui aurait fait son temps, et donc que l’on va imposer par les armes. Dans l’esprit de Poutine et des idéologues du Kremlin, la guerre en Ukraine est bien une guerre de civilisation entre l’Eurasie et un « empire de la mer » anglo-saxon voué à la disparition.

Cette dimension messianique a toujours été centrale dans le cosmisme. Fiodorov était violemment anti-occidental, il considérait que les États-Unis et l’Europe se perdaient dans la fabrication et la commercialisation de produits de luxe, et pensait que c’était en Russie que l’idée de ressusciter les morts, censée réconcilier l’humanité entière, allait s’incarner. Poutine, lui, ne porte pas l’idée de résurrection des morts ou de recherche de l’immortalité, mais il revendique bien cette idée que la Russie est la puissance salvatrice face à un monde occidental qui se serait perdu dans l’esprit de calcul.

En vous écoutant, on imagine mal le cosmisme disparaître de la culture russe au cours des prochaines décennies…

Une partie de la culture russe repose sur l’idée un peu folle qu’on peut se délier de toute forme de limitation, de frontière. C’est extrêmement dangereux car c’est aussi l’idée qu’il n’y a pas de limite à la transformation de l’homme. Cette tentation culturelle existe en Russie au moins depuis la fin du XIXe siècle, donc j’imagine mal qu’elle puisse disparaître facilement.