أجرى الحوار: محمد عادل مطيمط
Propos recueillis par Mohamed Adel Mtimet
كتابة الرّغبة
Titre : Belinda Cannone : Le Roman du désir
- Arwiqa-portiques : par où commencer ? il nous semble que ce qui s’affiche le plus dans le récit de Belinda Cannone, c’est tout d’abord la romancière, celle qui a été honorée par deux prix. Formulons ainsi notre question : Pourquoi l’universitaire et essayiste a-t-elle choisi de se lancer dans l’aventure du roman ? le message romanesque est-il plus fort que ce qui peut passer via l’enseignement ou l’essai ?
Belinda Cannone :
En fait je dois vous dire que j’ai commencé par écrire des romans, et c’est seulement ensuite que j’ai écrit des essais, plus exactement des essais littéraires. J’ai commencé à enseigner à la même époque que mon premier roman, en 1990, et j’ai toujours voulu avoir les deux activités simultanément, enseigner et écrire. Évidemment, ça n’est pas du tout les mêmes activités et surtout les mêmes visées. Enseigner, c’est partager et délivrer un savoir, c’est transmettre des connaissances, tandis qu’écrire, et écrire des romans particulièrement, c’est faire part de questions et d’interrogations, ce qui ne relève pas exactement d’un savoir mais plutôt d’un questionnement sur ce que c’est qu’être vivant debout sur la Terre. Les essais sont arrivés dans un deuxième temps, à partir de l’année 2000, quand j’ai découvert qu’il me plaisait beaucoup de formuler certaines questions par le biais formel de l’essai littéraire. Mais vous voyez qu’il s’agit toujours de questions,tandis que ce qui se transmet dans l’enseignement universitaire, ce sont, plutôt, des connaissances. D’ailleurs j’ai aussi publié quelques essais de recherche universitaire, mais c’est encore autre chose, c’est à nouveau du savoir.Les essais littéraires ne sont pas des essais universitaires dans la mesure où la question de la forme y est pour moi centrale. Il m’est souvent arrivé de fictionnaliser mes essais en y mettant des personnages qui discutent, de façon à montrer une pensée en cours d’élaboration et, aussi, de façon à laisser paraître nos doutes lorsque nous nous essayons à penser. Actuellement, par exemple, je viens de terminer un essai qui a une forme assez originale car on peut le dire « polyphonique ». Cet essai, qui s’intitulera Comment écrivent les écrivains, qui paraîtra en mars 2025, est construit comme un essai personnel puisque j’en suis la narratrice et que j’y développe mes idées sur le cadre et les routines de l’écriture au gré de chapitres, mais j’y fais intervenir une quinzaine d’auteurs amis que je cite, et leurs voix sont tissées à la mienne.
- Arwiqa-portiques : le lecteur de Belinda Cannone aura l’impression que son œuvre a pour philosophie profonde : la recherche sur l’altérité. Le thème de l’amour, du baiser et du désir, rappelle une présence de Georges Bataille dans l’œuvre de Cannone. Nous sommes, certes, condamnés à la solitude et à l’être dans la « discontinuité », c’est-à-dire dans les confins de l’individualité esseulée, mais nous avons en nous un penchant extériorisant qui nous porte vers la rencontre avec un au-delà de nous-même. Si nous tenons à la philosophie de Georges Bataille, nous vivons dans le chavirement entre l’intérieur absolu (solitude et discontinuité) et l’extérieur absolu (dissolution totale dans l’autre). Vous exprimez une pensée pareille quand vous dites dansL’Adieu à Stefan Zweig (Points, 2013) : « Nous ne sommes pas bornés à n’être que nous-mêmes au sens le plus étroit, car nous vivons à équidistance de nous-mêmes et des autres, et notre bonheur peut être compromis par le malheur du monde. » Est-ce bien cette philosophie qui sous-tend vos romans ?
Belinda Cannone :
Si vous permettez, je dirai que je suis très peu adepte de Georges Bataille, auteur qui développe une philosophie trop sombre pour moi : je me range d’un côté que j’espère plutôt solaire. Mais en effet,la question qui traverse mes essais littéraires aussi bien que mes romans, c’est celle de l’autre, c’est la question de l’altérité. Parce que je crois que nous ne sommes pas emmurés en nous-mêmes, dans un ego étroit, mais qu’au contraire nous sommes constamment en relation avec autrui. C’est là notre nature d’êtres-en-relation. Autrui, ce peut être la nature et le cosmos, mais bien entendu l’altérité majeure, celle qui m’intéresse tout particulièrement, c’est la personne, homme ou femme, qui se tient en face de moi. J’ajoute que cet autrui apparaît aussi dans ma pensée sous l’idée plus globale que je nomme l’humanité en moi. Ce premier roman que vous citez posait déjà la question : comment vivre quand l’image de l’humanité en soi est abîmée, désolée par les événements extérieurs – question qui se pose aujourd’hui de manière cruciale. Dans les essais que vous citez sur le baiser ou le désir, il s’agit de l’autre en gloire, l’autre en majesté, en tant qu’il est capable de susciter mon amour et mon désir. Je crois que la recherche du bonheur, la tension vers le bonheur est la meilleure option philosophique qui soit, et si je devais citer un auteur à l’origine de mes écrits, je citerais plus volontiers Spinoza que Georges Bataille.
- Arwiqa-portiques : Quelle philosophie du désir développez-vous dansL’Écriture du désir, Calmann-Lévy, 2000 ; réédition, Gallimard,coll. « Folio Essais » no 566, 2012 (Prix de l’essai de l’Académiefrançaise 2001)
Belinda Cannone :
Dans cet essai, qui est le premier essai littéraire que j’aie écrit et qui était comme un bilan de dix ans d’écriture romanesque, j’ai voulu insister sur l’écriture non pas comme résultat d’un désastre intérieur, de la folie ou du malheur,clichés fréquents concernant les écrivains, mais comme un mouvement associé au désir de vivre. Ce désir de vivre est ma grande question, existentielle et donc littéraire. Je ne cesserai jamais de m’étonner d’avoir envie de me lever le matin, de vivre la journée qui commence quelle qu’elle soit. Et ce mouvement s’accompagne du désir d’écrire. Pour moi l’écriture est associée au désir général d’exister, et c’est ce que j’ai essayé de mettre en forme, en scène, dans ce texte.
- Arwiqa-portiques : peut-on résumer l’œuvre entière de B. Cannone en cette expression : « l’éloge du désir » ? Concevez-vous notre destinée humaine comme une réponse continuelle à ce que désire le désir ? un désir hobbesien que l’on peut adéquatement qualifier de « désir de désir » (Man is desir after desir = désir infini) ?
Belinda Cannone :
Voilà, c’est exactement cela. Je pense que les êtres humains sont des êtres de désir et que leur vie se passe à tenter d’exaucer leurs désirs – de travailler, de créer, d’éduquer, d’inventer, etc. Lorsqu’ils ne sont pas dans cette dynamique, c’est qu’ils sont dans la mélancolie ou dans la dépression. C’est la nuance que j’apporterai à ce « désir de désir » que vous mentionnez. Parce que le mouvement du désir le pousse toujours vers sa réalisation. En ce sens, je dis que le désir n’est pas un manque, ou du moins qu’il est un manque provisoire, en attente de la réalisation qui le comblera.
- Arwiqa-portiques : Quelle part pouvons-nous réserver à vos racines tunisiennes dans vos écrits ? le désir de l’autre dans vos écrits, n’est-il pas la réponse à cette identité multiple provenant de votre naissance tunisienne ?
Belinda Cannone :
Vous savez, mes racines sont tunisiennes certes, puisque je suis née en Tunisie, ainsi que mes parents et mes grands-parents. Mais ils étaient d’origine sicilienne et ma mère, née en Tunisie aussi, est corse. Mes racines sont donc multiples et vous avez raison de penser que, probablement, cette identité multiple m’a conduite à m’intéresser à l’autre, à l’altérité et aussi bien à l’altérité en moi-même.
- Arwiqa-portiques : quel autre projet à venir de livre chez Belinda Cannone ? Serait-il toujours dans cette même lignée ?
Belinda Cannone :
Figurez-vous que le livre que je suis en train d’écrire porte exactement sur cette question, et il s’intitulera Venir d’une mer. Ilest constitué d’une exploration d’une facette de mon identité narrative, comme dirait Paul Ricœur, c’est-à-dire que j’y interroge la part méditerranéenne de ma personne. Évidemment, je n’ai pas que cette identité, j’en ai d’autres, ou plus exactement mon identité a d’autres facettes, mais pour ce livre, à paraître en 2026, c’est cet aspect que je questionne. Bien sûr, la question du désir de vivre y sera intimement mêlée, parce que c’est une question qui me poursuivra jusqu’à mes derniers jours.
- Arwiqa-portiques : Merci Belinda Cannone d’avoir répondu au magazine Arwiqa-portiques.