par Nathalie Heinich_ناتالي حينيش

aux éditions: Le Bord de L’Eau منشورات لو بور دو لو

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Paru le 10 septembre 2021 

Thème : NOUVEAUTÉSPOLITIQUECollection : Clair et Net

Voici l’introduction du livre:


من مقدمة الكتاب:ـ

ظهرت في فرنسا مؤخرًا ثلاثة ابتكارات أيديولوجية في الدوائر الفكرية والثقافية والأكاديمية: الأول هو اختزال المطالب السياسية في مسائل “الهوية”. والثاني هو انحراف النسوية نحو التيار التفاضلي بدلاً من التيار الكوني ونحو أشكال من العمل راديكالية ؛ والثالث هو محاولة قمع الخطابات التي تعتبر غير مرغوب فيها بدلاً من مواجهتها من خلال النقاش. “الهووية” ، “النسوية الجديدة” ، “الرقابة الجديدة” (أو “النزعة الثقافية الاقصائية”كولتور كانسل). و وفقًا للتقسيم المختار لهذه المجموعة، فإنّ هذه الاتجاهات الثلاثة تستورد تلك الأفكار والممارسات التي تطورت مع الجيل الأخير في الساحة الجامعية والأوساط الفنية الأمريكية الشمالية
ومع ذلك – وهذا ليس من قبيل المصادفة – فهي أيضًا اتجاهات تمثل جزء من موقف سياسي يوصف عادة بـ “الطائفية” أو “الهووية”(كومينوتاريسم). وفي حقيقة الأمر فإنّ اختزال المواطنين في انتماءاتهم إلى جماعات العرق والجنس والدين ، إلخ. أو اختزال الرجال أو النساء، في جميع الظروف، إلى فئة جنسانية مرادفة إما لموقع “مهيمن” أو لوضع “المهيمن عليه”، ثم معاملة المعارضين لهذا الموقف ليس كمجرد خصوم إيديولوجيين وإنما كأعداء لا يتعلق الأمر بإقناعهم بل بإسكاتهم: كل هذا ينبع من تصور للفضاء الاجتماعي يقود إلى إقامة حدودٍ مطلقة بين مجموعات الانتماء أو التفكير، بدلاً من الاهتمام بالسياقات والتعددية والسعي وراء ما يوحّد وليس وراء ما يفرّق. هذا هو السبب في أن الهووية والنسوية الجديدة والرقابة الجديدة تعبّر عن مفهوم جماعوي جوهري للفضاء الاجتماعي ، في مقابل المثل الأعلى الكوني الذي لا تزال فرنسا تمثّله عالميًا بفضل إنجازات التنوير والثورة .ـ

Trois innovations idéologiques sont apparues ces derniers temps en France dans les milieux intellectuels, culturels et universitaires : la première est la réduction des revendications politiques à des questions d’ « identité » ; la deuxième est la dérive du féminisme vers un courant différentialiste plutôt qu’universaliste et vers des formes d’action radicales ; la troisième est la tentative supprimer les discours considérés comme indésirables plutôt que de les affronter par le débat. « Identitarisme », « néo-féminisme », « nouvelles censures » (ou « cancel culture »), selon le découpage choisi pour le présent recueil : ces trois tendances importent des idées et des pratiques qui se sont développées dans la dernière génération sur les campus et dans les milieux artistiques nord-américains.

Or – et ce n’est pas un hasard – elles relèvent aussi d’un positionnement politique que l’on qualifie habituellement de « communautarisme ». En effet, réduire les citoyens à leur appartenance à des communautés de race, de sexe, de religion, etc. ; ramener les hommes ou les femmes, en toutes circonstances, à une catégorie sexuée synonyme soit de position « dominante » soit de position « dominée » ; et opposer comme des ennemis plutôt que comme de simples adversaires idéologiques les tenants de positions antagoniques, qu’il s’agit dès lors non de convaincre mais de réduire au silence : tout cela relève d’une conception du monde social propice à l’absolutisation des frontières entre groupes d’appartenance ou de pensée plutôt qu’à l’attention aux contextes, à la pluralité, et à la quête de ce qui rassemble par-delà ce qui divise. Ce pourquoi l’identitarisme, le néo-féminisme et les nouvelles censures expriment une conception foncièrement communautariste du monde social, à l’opposé de l’idéal universaliste dont la France demeure encore, grâce aux acquis des Lumières et de la Révolution, un emblème mondial. 

C’est pourquoi également la guerre idéologique dont il va être ici question se double d’une guerre entre cultures politiques de part et d’autre de l’Atlantique. L’université en est un terrain de prédilection, comme on le constate avec la montée en puissance des « studies », ces domaines du savoir inventés à partir non plus des disciplines traditionnelles (histoire, sociologie, anthropologie, etc.) mais des objets définis en termes d’appartenances communautaires (« gender studies », « queer studies », « colonial studies », etc.). Une illustration récente en est fournie par la vogue du mouvement « décolonial », mélange ambigu de militantisme anti-raciste et de formulations pseudo-savantes (« intersectionnalité », « racialité », « blanchité », etc.)1  

Quels sont les risques politiques de ces nouvelles tendances, et en quoi l’idéal universaliste pourrait-il en être l’antidote, en tant qu’il ne reconnaît comme citoyens porteurs de droits que des individus appartenant à une nation, donc tous égaux en droit, et non des membres de communautés partielles, plus ou moins nombreuses et puissantes ? C’est ce que cette introduction se propose d’esquisser, sans prétendre bien sûr, dans ce cadre limité, approfondir un sujet déjà abondamment traité par des spécialistes : tout au plus s’agit-il ici de le mettre en relation avec l’actualité intellectuelle.

Ce que les tenants du communautarisme reprochent à l’universalisme

C’est peu dire que la conception universaliste de la citoyenneté ne fait pas l’unanimité : elle est même l’objet de critiques récurrentes de la part des tenants du communautarisme2

Une première critique faite à l’universalisme est son manque de réalité : il ne serait que « formel », limité à la question des droits mais incapable de conférer concrètement une véritable égalité. Socialement, les discriminations ne seraient en rien empêchées par ce refus de donner un statut politique aux races, aux sexes, aux religions, etc., et seraient même favorisées par l’« aveuglement » à ces différences et aux inégalités de traitement qu’elles motivent. Historiquement, l’exemple de la colonisation montrerait que cet universalisme s’arrêterait de fait aux frontières, en ne s’appliquant pas aux peuples colonisés, victimes de discriminations systémiques. 

Mais cette critique repose sur une incompréhension du statut de l’universalisme : il ne relève pas d’un fait que l’on pourrait décrire, mais d’une valeur à faire advenir. Or ce n’est pas parce qu’une valeur n’est pas entièrement réalisée, ou n’est pas appliquée circonstanciellement, qu’elle n’est pas une valeur ou qu’elle est récusable en tant que visée. Une valeur – telle celle de l’universalité des droits dont bénéficie tout citoyen, quelles que soient ses appartenances – ne peut donc être invalidée par le constat de son non-accomplissement : au contraire, celui-ci tend à rendre d’autant plus nécessaire l’affirmation de ce qui doit être, en l’occurrence l’égalité des droits civiques et l’abstention de toute discrimination. Cette critique est donc un sophisme, une faute de raisonnement, reposant sur la confusion entre le niveau descriptif des faits et le niveau normatif des valeurs3 : nommons-la le sophisme de l’irréalisme.

Une deuxième critique consiste à affirmer que l’universalisme n’est qu’un point de vue occidentalo-centré, la tentative d’imposer au monde une vision propre à l’Occident. À cela, une réponse s’impose : oui, c’est vrai – et alors ? Une valeur n’a pas besoin d’être objectivement universelle pour être considérée comme une visée méritant d’être universalisée – et d’ailleurs, si elle était déjà universelle elle n’aurait pas besoin d’être défendue. En outre, toutes sortes de biens peuvent être nés dans une culture particulière mais considérés néanmoins comme des biens à portée universelle : ainsi l’agriculture, l’écriture ou l’algèbre sont apparues au Proche-Orient, ce qui ne remet nullement en cause leur universalité. Enfin, le fait qu’une valeur soit davantage réalisée dans une culture particulière ne la rend pas moins désirable : est-ce un hasard si tant d’habitants de pays non occidentaux rêvent d’une société républicaine et universaliste ? Loin d’être un obstacle à l’émancipation, l’universalisme est régulièrement invoqué par les mouvements de libération, au nom de la justice – cette valeur fortement universalisée4

Mais encore une fois cette critique – appelons-là sophisme de l’ethnocentrisme – repose sur une méconnaissance du fait que les valeurs, tel l’universalisme, sont des représentations de ce qui doit être et non des descriptions de ce qui est. Et qu’elles ne peuvent donc être disqualifiées ni par leur inachèvement, ni par leur inégal partage.

Une troisième critique, liée à la précédente, accuse l’universalisme de n’être qu’un communautarisme des « dominants », déguisé sous le masque d’une revendication de commune appartenance à l’humanité qu’ils détourneraient à leur seul profit5. Mais en relativisant ainsi la notion d’universalité, ces critiques ne font qu’appliquer leur propre grille de lecture – la grille communautariste – à une conception du monde politique qui, à l’opposé, tente de s’abstraire des affiliations assignées par la naissance au profit d’assignations choisies par le sujet et dont il devrait être libre de s’affranchir s’il le souhaite. Or, là encore, le fait qu’une valeur soit portée prioritairement par un groupe, dominant ou non (niveau descriptif), n’enlève rien à sa capacité à être adoptée par d’autres (niveau normatif). Cette réduction de l’universalisme à une définition antinomique de ce qu’il est (une valeur et non pas une réalité ni la simple défense d’un intérêt) relève donc, là encore, du sophisme : appelons-le sophisme de la domination.

Une quatrième critique enfin reproche à l’universalisme sa prétention à effacer la diversité, à refuser la pluralité des cultures, à éradiquer les différences, bref à vouloir rendre tous les hommes « semblables » au motif qu’il les voudrait « égaux ». Voilà encore une incompréhension du fait que l’universalisme ne prétend pas commander à toutes les dimensions de l’expérience humaine, mais seulement à celle qui organise l’allocation des droits. Non seulement il ne nie pas mais il ne refuse pas – bien au contraire – les différences factuelles de cultures, de religions, de couleurs, etc. : ce qu’il refuse, c’est la revendication consistant à asseoir des droits spécifiques sur ces différences. En d’autres termes, il ne s’agit nullement d’uniformiser nos rues en éradiquant turbans, foulards, chasubles ou tenues culturellement marquées : il s’agit de traiter à égalité leurs porteurs, non pas au nom des communautés dont ils sont issus, mais au nom de leur appartenance à une commune citoyenneté – voire, s’agissant des droits de l’homme, à une commune humanité. Et si les insignes religieux doivent être bannis dans les établissements scolaires, ce n’est pas pour rendre les enfants semblables mais pour, d’une part, les rendre égaux et pour, d’autre part, les rendre libres, en les soustrayant à l’imposition de normes religieuses susceptibles d’altérer leur liberté de conscience. 

C’est donc là le dernier sophisme manié par les contempteurs de l’universalisme : nommons-le sophisme de l’uniformisation.

Irréalisme, ethnocentrisme, domination, uniformisation : voilà donc le procès fait à l’universalisme, sur la base d’un contresens ou d’une confusion récurrents quant à sa nature même. L’ordre des valeurs n’est pas celui des faits, de même que l’ordre des représentations de ce qui doit être n’est pas celui de la réalité de ce qui est, et que l’ordre des droits alloués à tout un chacun n’est pas celui de ses pratiques effectives.

Ce que les tenants de l’universalisme reprochent au communautarisme

Outre ces contresens sur la nature même de l’universalisme, l’on peut reprocher à ses adversaires de défendre, implicitement ou explicitement, le parti pris politique inverse, à savoir le « communautarisme ». Celui-ci en effet refuse la suspension des différences en matière de droits au profit de leur affirmation, en appuyant l’identité individuelle sur l’assignation systématique à des collectifs d’appartenance qui ne sont pas ou guère choisis mais sont, pour l’essentiel, imposés à la naissance, notamment pour ce qui est de la couleur de peau et du sexe, éventuellement de l’orientation sexuelle et de la religion. Or tout autres sont les identités que l’individu choisit de mettre en avant, selon les contextes, par son appartenance à des collectifs investis par lui, qu’ils soient professionnels, culturels ou politiques6.  

D’où la première critique que s’attire le communautarisme : il constitue une atteinte à la liberté, en enfermant les individus dans des collectifs essentialisés (même si ceux-ci ont été préalablement dénaturalisés grâce au slogan de la « construction sociale », qui n’épate encore que les naïfs car qu’est-ce qui, dans les sociétés humaines, pourrait ne pas être « socialement construit » ?). Au contraire, sous le régime de l’universalisme républicain les citoyens n’ont de comptes à rendre qu’au collectif général et abstrait de la nation, et demeurent donc libres d’adapter leur identité aux différents contextes dans lesquels ils circulent. 

L’on voit bien ce qu’il en est en matière de revendications féministes : vouloir imposer partout et à tous moments l’écriture inclusive ou la féminisation des noms de profession, c’est nier l’autonomie des femmes en matière de définition de leur propre identité, alors même que celles-ci doivent pouvoir, selon les contextes, se vivre et se présenter comme appartenant soit au sexe féminin, soit au genre humain, soit à une catégorie professionnelle, etc. Ainsi le néo-féminisme opère une imposition autoritaire d’identité qui, au nom d’une définition rigide et linguistiquement absurde de l’égalité, est attentatoire à la liberté des femmes7.

De même, en matière de revendications identitaristes, les contempteurs de l’« appropriation culturelle », obsédés par des appartenances communautaires érigées en seul principe de définition des identités, prétendent brider la liberté des créateurs en s’auto-proclamant représentants de leur propre communauté (d’ailleurs largement fantasmée) alors même que rien ne les y autorise. De plus ils dénient aux créateurs issus de la « communauté » en question le droit à être considérés comme auteurs (avec les droits afférant à ce statut) puisqu’ils font de cette communauté le détenteur d’un monopole sur la diffusion des œuvres concernées : le collectif prend ainsi la place du créateur individuel, tandis que le représentant auto-proclamé prend la place de la communauté tout entière. C’est dire que l’arbitraire et l’autoritarisme sont indissociables des revendications identitaristes – l’un comme l’autre étant, bien sûr, ennemis des libertés8.  

La deuxième critique adressée au communautarisme est que, non content d’attenter à la liberté, il est aussi l’ennemi de l’égalité. En effet, dès lors que le statut des citoyens serait défini par des appartenances originelles (famille, sexe, race, religion…), ils ne pourraient plus « naître égaux en droit » puisqu’ils dépendraient de la position hiérarchique occupée par leur communauté. Ce déni de principe de la valeur d’égalité, quelles que soient les situations réelles, trouve une illustration frappante dans l’imposition systématique de la grille d’interprétation dominant/dominé, propre tant à l’identitarisme qu’au différentialisme des néo-féministes : dès lors en effet que la « domination » n’est plus seulement un concept descriptif qu’il s’agit d’analyser, comme le fit Max Weber, mais une notion normative qu’il faudrait à la fois appliquer à toutes situations et dénoncer, l’inégalité entre « dominants » et « dominés » devient une donnée absolutisée, indépassable, dans laquelle « bourreaux » et « victimes » se trouvent une fois pour toutes enfermés. Comment dans ces conditions se donner les moyens concrets d’aller vers plus d’égalité ? On sait à présent les ravages que produit le paradigme de la domination chez les jeunes des milieux populaires, convaincus de n’avoir d’autre identité que celle de « dominé » et, du même coup, sans ressorts pour en sortir. 

Enfin, une troisième critique adressée au communautarisme est qu’il constitue une atteinte à la fraternité. En effet, l’imposition d’une grille de lecture identitariste et différentialiste, couplée à la diabolisation de toute autre position, ne peut que favoriser le séparatisme. C’est ce que Laurent Dubreuil a nommé la « fractionnalisation » du monde social en une myriade de prises identitaires (identité d’allergique à la cacahuète, identité de blonde, etc.) : le communautarisme devient alors ce qu’il qualifie de « sociodrone », c’est-à-dire un « arsenal portatif d’accusation et de rappel à la norme »9, basé sur le couple culpabilisation/victimisation, équivalent moralisateur voire religieux du couple dominant/dominé – la condition de « mâle blanc », notamment, devenant la nouvelle version du péché originel. 

Le communautarisme apparaît ainsi non seulement comme une faute intellectuelle mais aussi comme une faute politique. Il est une faute intellectuelle par la non-prise en compte des contextes, l’incapacité de penser la pluralité des causes, l’aveuglement aux ambivalences, l’ignorance des « effets de structure » par lesquels les facteurs les plus explicatifs (les classes sociales) ne sont pas les paramètres les plus apparents (la couleur de peau, le sexe), comme on l’apprend dans le premier manuel de sociologie venu. Et il est aussi une faute politique, qu’a bien épinglée le politiste américain Marc Lilla en imputant à ce « tournant identitaire » et à cette radicalisation la décomposition de la gauche et la perte d’influence du parti démocrate aux États-Unis, en raison de l’occultation des problèmes sociaux derrière les problèmes raciaux et sexistes : c’est ce qu’on peut appeler le syndrome de la caissière, puisqu’à ne voir celle-ci que comme victime d’une « domination intersectionnelle », on finit par oublier que si elle est en bas de l’échelle sociale c’est moins en raison de son sexe ou de sa couleur de peau que du statut de ce type d’emplois10

Attentatoire aux valeurs républicaines de liberté, d’égalité et de fraternité héritées des Lumières, faute intellectuelle autant que faute politique, le communautarisme m’apparaît aussi, en fin de compte, comme le symptôme d’une régression infantile dans la dépendance au groupe et à son chef.

Car se définir en fonction de son appartenance à un collectif dont il est impossible de s’abstraire, qu’est-ce d’autre que la reproduction, chez un adulte, de la situation de l’enfant qui doit sa sécurité à ses liens familiaux ? C’est ce schéma archaïque, entretenu par la peur, que reproduit au niveau politique l’allégeance au clan et, corrélativement, à son chef, synonyme de renoncement à l’autonomie, d’acceptation de la subordination – la fameuse « servitude volontaire » – et, avec elle, de complicité passive ou active avec les manquements à la loi. Est-ce un hasard si les régimes basés sur le communautarisme et la logique du clan sont aussi ceux où prévalent clientélisme et corruption érigés en système ? Et est-ce un hasard si l’un des pays les plus « communautarisés » aujourd’hui – le Liban – est aussi celui qui sombre, sous nos yeux, dans l’accumulation des catastrophes ?  

Le communautarisme, ou la libanisation du monde…

Oser l’universalisme

Pour lutter contre les discriminations et favoriser la « diversité », il existe d’autres moyens que le communautarisme, l’identitarisme, le radicalisme néo-féministe, l’autoritarisme culpabilisateur. Il existe d’autres moyens que l’inversion de la « domination », incitant les « victimes » à prendre la place des « exploiteurs ». Il existe d’autres moyens que la « discrimination positive » par l’imposition de quotas, forcément générateurs d’injustices puisqu’ils disqualifient le critère de la compétence et du mérite – ce grand acquis de la Révolution française destiné à mettre fin aux privilèges de naissance. La prise de conscience des discriminations, et le choix de favoriser, à compétences égales, une personne présumée handicapée par son sexe ou par son origine, sont des armes peut-être plus lentes et moins spectaculaires mais qui, au moins, ne risquent pas d’entraîner des conséquences inverses à l’effet recherché – à savoir une meilleure justice.

C’est l’option universaliste : il ne s’agit pas de nier la réalité des affiliations locales (je suis bien d’une région, d’un milieu, d’un sexe etc.) mais de leur adjoindre la possibilité d’opter lorsque c’est souhaitable pour une affiliation plus générale (je dois pouvoir aussi me vivre et me présenter comme citoyen français, ou comme chercheur, voire simplement comme être humain, indépendamment de mon sexe) ; il ne s’agit pas de nier qu’il existe des différences mais de mettre en avant ce qui rassemble ; il ne s’agit pas de renier ses convictions (notamment religieuses) mais de rester discret dans leur affichage lorsqu’elles risquent de nous couper d’une partie de nos concitoyens ; il ne s’agit pas de s’aveugler sur l’état des choses mais de miser sur leur amélioration, au nom de valeurs partagées ; il ne s’agit pas de mépriser le local mais de préférer parfois les horizons plus larges ; et il ne s’agit pas de nier la force des intérêts individuels mais de respecter et d’encourager l’aspiration au bien commun.

Lorsqu’Esther Benbassa affirmait au Sénat, en 2005 : « Considérer que, sous l’égide d’un État centralisateur, tous les citoyens sont égaux, c’est une aspiration mais ce n’est pas la réalité », il aurait fallu lui répondre qu’elle avait factuellement raison mais politiquement tort. En effet le rôle de nos représentants politiques est de déclarer, à l’inverse, que l’égalité, « ce n’est pas la réalité mais c’est une aspiration ». 

Car l’universalisme n’est pas, j’y insiste, un état de fait mais une valeur, c’est-à-dire une visée à faire exister par l’action, la décision, la volonté commune – comme toute valeur. Ce pourquoi nous pouvons, nous devons « oser l’universalisme » !

Le savant et le politique

Ce recueil réunit des articles – après quelques menues corrections – dans un ordre à la fois chronologique et thématique : identitarisme, néo-féminisme et nouvelles censures. Ils ont été initialement publiés non dans des revues scientifiques mais, pour l’essentiel, dans des supports d’opinion (ou dans des rubriques dédiées à des controverses à l’intérieur de publications académiques)11. C’est dire que ces textes engagés ne prétendent pas au statut de publications scientifiques, et ne constituent donc pas une entorse à la règle de la « neutralité axiologique » telle qu’énoncée par Max Weber, à savoir l’abstention de toute prise de position personnelle sur des sujets de société dans le cadre universitaire de la production et de la transmission des connaissances. 

C’est une règle parfois difficile à comprendre, parce qu’elle est contextuelle, et surtout à suivre, parce qu’elle bride les capacités d’expression de l’opinion personnelle. Mais – contrairement à ce que prétendent parfois certains collègues, d’ailleurs souvent moins scrupuleux sur ce point – je continue à mettre un point d’honneur à la respecter.