La philosophie à l’épreuve de ses transformations

Rencontre avec le professeur Stéphane Douailler,  professeur émérite au département de philosophie de l’Université Paris VIII.

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Stéphane Douailler_ستيفان دواييه

 

 

 

 

  • Adel Mtimet : Stéphane Douailler bonjour. Nous sommes heureux de vous accueillir sur les pages d’Arwiqa-portiques. Commençons par un mot sur votre parcours professionnel et philosophique. Nous savons que vous êtes Professeur Émérite au département de philosophie de l’Université Paris 8, et que vous êtes membre fondateur et premier responsable du laboratoire de recherche sur les « Logiques contemporaines de la philosophie » (équipe d’accueil LLCP – EA 4008). Dites-nous un peu plus de vous Stéphane Douailler.

Stéphane Douailler : Si vous voulez mais il n’est que modérément intéressant de parler de soi et de ce qu’on serait réputé avoir fait. On devient professeur émérite par l’âge. Et les laboratoires de recherche sont presque toujours des créations collectives. Ce qui peut en fait arriver à quelqu’un c’est de se trouver en un point où les choses ne sont pas entièrement bouclées. Rien ne l’empêche alors d’y saisir une chance de se rendre attentif à divers possibles en puissance de le troubler et de s’ouvrir par là un chemin d’interrogations, au lieu qu’il se laisse entièrement distraire. Depuis le moment de sa fondation en 1968 jusqu’à aujourd’hui, le département de philosophie de l’Université Paris s’est constitué comme un espace d’accueil qui a voulu préserver cette caractéristique. Il n’est pas sans signification que cette volonté a pu se manifester en 1968, qu’elle a été à ses débuts celle de Michel Foucault, Gilles Deleuze, François Châtelet, René Schérer, Jean-François Lyotard, Alain Badiou, Jacques Rancière, qu’elle dure dans le temps, et qu’elle bénéficie d’un soutien à vrai dire considérable dans le champ philosophique et universitaire.

  • Adel Mtimet : Comment jugez-vous l’apport philosophique de l’Université Paris-VIII au sein de la dynamique intellectuelle française et internationale ?

Stéphane Douailler : Ce n’est pas à moi de trancher cette question mais il est exact que les manières de mettre au travail la philosophie, dont l’université Paris 8 est l’une des expressions, ont une existence étendue et sont pratiquées en de nombreux endroits. Il est toujours utile de se demander si ce dont nous faisons l’expérience n’est pas en train de se passer de façon assez ressemblante en toutes sortes de lieux. Pour reprendre la question du moment de création de l’université Paris 8, à savoir 1968, j’ai souvenir qu’avec un décalage de quelques mois il y a eu de par le monde d’innombrables événements de même sorte, lesquels n’ont certes pas tous eu la chance qu’une université créée à cet effet fasse sien le projet de ne pas en perdre toutes les leçons, et qui ont eu à subir au contraire de très violentes répressions. De la même façon je soupçonne qu’on pourrait percevoir à échelle planétaire des signes attestant quelque tendance de fond qui ne se laisse pas décourager de demander et plus exactement de redemander qu’une créativité inédite submerge les lignes consolidées par des siècles de dogme pédagogique, emporte les abris retranchés des disciplines, mette sens dessus dessous les hiérarchies académiques, et qu’elle le fasse par une calme attention accordée aux nouveautés qui émergent et qui démontrent leur pouvoir de s’ordonner dans la rétroaction rigoureuse d’une Idée, d’un programme ou de quelque aventure identifiable. Bien que cette tendance n’atteste pas de patrie, à la différence de la très célèbre et trompeuse naissance de la philosophie dans une Grèce épurée de ses barbares, et qu’elle semble à divers moments pouvoir lancer des feux n’importe où, on peut avancer qu’il se passe le plus souvent quelque chose d’intéressant lorsqu’à partir de tels feux réussissent à se constituer certains espaces de recherche et d’expérimentation qui fassent signe pour d’autres autant que pour eux-mêmes. De ce point de vue on doit pouvoir comprendre la place occupée par l’université Paris 8 et son département de philosophie au sein des dynamiques françaises et internationales de la philosophie comme étant, à côté de quelques autres, l’un des espaces de persévérance pour ce qu’une conférence d’A. Badiou (consultable en ligne : https://www.lacan.com/badfrench.htm) a choisi de dénommer plus largement un « moment de philosophie française contemporaine ». Elle serait caractérisable par au moins quatre opérations : une lecture approfondie des philosophes allemands dans l’optique de repenser les relations entre concept et existence ; une vision qui regarde les sciences comme des créations ; un engagement des problématiques philosophiques dans la radicalité politique ; un re-façonnage de l’investigation et de la présentation philosophiques au contact des nouvelles formes attestées par les arts et les expériences de vie. Ces opérations et leurs conséquences pour le travail philosophique sont aujourd’hui admises et reprises dans de très nombreux départements universitaires en France et à l’étranger après qu’elles s’étaient déployées avec une force inédite dans les E.N.S. françaises, dans quelques universités comme celles de Paris 8 ou de Strasbourg, dans les cours de Michel Foucault au Collège de France, dans la fondation du Collège international de philosophie, etc. Les œuvres les plus emblématiques de ce moment singulier sont dorénavant traduites et étudiées presque partout, cependant que de nombreux chercheurs viennent faire des séjours en France pour s’en rapprocher. Au cours des dernières années les soutenances de doctorats et d’habilitations à diriger des recherches portées par l’unité de recherche de philosophie à Paris 8 ont concerné à hauteur d’environ 85 % 28 nationalités différentes, ce qui est une proportion très au-dessus de la moyenne des universités françaises. 

  • Adel Mtimet: Êtes-vous satisfait de la coopération scientifique entre Paris-VIII et les universités maghrébines et arabes ? Vous avez été coresponsable dans un programme de recherche de l’Université du Kuweit sur « Droit et pouvoir » (2012), et, en 2005-2007, coordonnateur d’un projet pilote de formation de médiateurs contemporains de la culture associant l’Université Paris-VIII et l’Université Es Senia d’Oran.
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STEPHANE DOUAILLER, JOURNEE D ETUDES PHILOSOPHIQUES SUR RENE SCHERER A PARIS 8 VINCENNES A ST DENIS LE 19 OCT 2011

Stéphane Douailler : Nous saisissons toutes les occasions possibles pour travailler avec les universités du Maghreb et du monde arabe. Il existe plusieurs représentations d’ensemble qui peuvent nous aider à saisir cette motivation et cette évidence comme celles des échanges de grande ampleur et signification qui ont existé dans l’histoire tout autour de la Méditerranée, et dont les effets, pour ce qui est de la philosophie, sont toujours présents dans des départements ou centres de recherches universitaires européens. Il est connu qu’études grecques et études arabes, par exemple, s’interpénètrent de la manière la plus intime, et c’est tout naturellement que le département de philosophie de Paris a pu veiller au fil des années à compter dans ses rangs un ou plusieurs enseignants-chercheurs pénétrés de culture arabe classique et contemporaine, comme c’est aujourd’hui le cas, par exemple, de notre collègue Farah Cherif Zahar. Le département ne peut pas non plus méconnaître l’histoire subjective de ceux dont les travaux l’ont marqué, et négliger le fait que Michel Foucault et François Châtelet ont enseigné à Tunis et à Hammamet, Jean-François Lyotard à Constantine, que Louis Althusser, Jacques Derrida, Jacques Rancière sont nés en Algérie, que le père de Daniel Bensaïd a été boxeur à Oran. Au cours de la période plus récente les soutiens institutionnels que vous mentionnez et quelques autres ont joué un rôle décisif. C’est avec l’aide du Collège international de philosophie, du Haut Conseil franco-algérien Universitaire et de Recherche, des réseaux de chercheurs de l’Agence Universitaire de la Francophonie, du réseau des chaires UNESCO de philosophie, de programmes de recherche habilités par des universités du Maghreb et du monde arabe, que nous avons pu maintenir dans le temps d’étroites coopérations scientifiques dans lesquelles nos collègues algériens et tunisiens, en contact eux-mêmes avec des collègues du Maroc, d’Égypte ou du Liban, ont joué un rôle considérable. Ce qui est particulièrement stimulant et prometteur dans toutes ses coopérations est qu’elles réussissent régulièrement à briser les cadres trop connus quoique utiles des échanges spécialisés entre professeurs, et qu’une part active peut y être prise par des acteurs venant de la société civile ainsi que par les jeunes générations engagées dans la recherche et dans la création. Tel est le cas, par exemple, des magnifiques échanges qui ont eu lieu à plusieurs reprises à Oran sur la thématique de la traduction grâce aux constants efforts déployés par le professeur Bencherki Benmeziane et ses collègues, et de l’ensemble des congrès organisés en coopération avec Paris 8 et Paris 1, à Hammamet, par l’Association tunisienne d’esthétique et de poïétique présidée par la professeure Rachida Triki.

  • Comment voyez-vous les œuvres de l’Unesco en matière d’action philosophique, devrait-elle faire mieux ?

Stéphane Douailler : Les relations que l’Unesco entretient avec la philosophie sont un précieux héritage de l’histoire singulière de l’Unesco quand elle s’est donné la mission de mobiliser les forces de l’esprit au service de la paix. Porter un jugement sur les modalités dans lesquelles cette mission a été menée, notamment pendant les années de Guerre Froide et celles qui ont suivi, exigerait une patiente étude dont je ne sais pas si elle a été entreprise. Ce qui peut être relevé est que Roger-Pol Droit, que vous avez récemment accueilli dans vos colonnes, de même que Jacques Poulain et Patrice Vermeren, l’un et l’autre professeurs émérites de Paris 8, ont exercé des responsabilités au sein d’initiatives prises par la division de l’éthique et de la philosophie de l’Unesco. Il faut aussi évoquer le fait que les activités menées par l’université Paris 8 avec des universités du Maghreb n’existeraient pas comme elles le font sans le soutien indéfectible de la chaire Unesco de philosophie pour le monde arabe placée sous la responsabilité du professeur Fathi Triki. De manière plus générale, ce qui me frappe particulièrement est la capacité dont l’Unesco fait preuve d’inventer des événements véritablement mondiaux lorsqu’elle institue et encourage des « journées mondiales » ou des « nuits de la philosophie » qui réussissent à drainer ici et là des foules impressionnantes. L’Unesco apparaît ici comme une ressource pour expérimenter et populariser la recherche de nouveaux formats pour la philosophie qui s’avèrent capables d’emporter l’adhésion de larges pans de la jeunesse et de non-spécialistes, et qui rejoignent certainement le projet fondateur de l’Unesco. Pour sa part, le département de philosophie de Paris 8 s’associe aux manifestations proposées à chaque fois qu’il le peut.

  • Adel Mtimet : Si nous évoquons maintenant votre livre La Philosophie saisie par l’État, quelle est l’idée principale qui ressort de ce travail sur le rapport entre ces deux amis-ennemis : philosophie et État? La philosophie, n’est-elle pas en tout temps l’ennemi juré de l’État ? Mais y a-t-il un Etat qui a pu demeurer sans une certaine philosophie ? En France, la philosophie a fait la Révolution de 1789, mais elle a construit la République démocratique et laïque : quelle composition doit-on concevoir entre une philosophie rebelle (socratique) de par son essence, et l’enseignement philosophique orienté par une vocation pédagogique et éducative ? Comment maintenir l’adjonction équilibrante entre ces deux dimensions apparemment contraires de la philosophie ?

Stéphane Douailler : Vous poser une question importante. Il est tout à fait exact que les relations entre la philosophie et l’État peuvent soulever des problèmes difficiles à démêler et c’est bien dans l’espoir d’aider à y voir plus clair que nous avions à plusieurs, Christiane Mauve, Georges Navet, Jean-Claude Pompougnac et Patrice Vermeren, rassemblé sous le titre de Philosophie saisie par l’État une série de textes au long desquels s’était progressivement affirmée l’idée qu’il appartenait à la responsabilité de l’État en France que le cursus secondaire offrît dans sa dernière année un enseignement de philosophie à presque tous les lycéens. Publié dans une collection du Collège international de philosophie, l’ouvrage voulait en quelque sorte relancer cette question dans le débat public et savant après des années qui avaient vu se dérouler une offensive menée sous l’influence de divers milieux patronaux convertis au modernisme économique et associés aux ennemis de toujours de la philosophie encore sous le coup des événements de 1968. Elle put pour quelque temps être arrêtée net par le succès rencontré dans la société française par des « États Généraux de la philosophie » organisés en 1979 en défense de la philosophie. D’autres publications comme une réédition présentée par Danielle Rancière des discours prononcés en 1844 par Victor Cousin à la chambre des pairs en défense de l’université et de la philosophie, une réédition du livre Les philosophes salariés de Joseph Ferrari dont les cours à l’université de Strasbourg furent suspendus en 1842, la thèse rédigée par Patrice Vermeren sous la direction de Miguel Abensour Le jeu de la philosophie et de l’État, s’efforcèrent au même moment de jeter les bases d’une sorte de regard historien en même temps que politique sur le moment d’institutionnalisation de l’enseignement philosophique français au XIXème siècle, et sur le contrat ambigu qui en ressortit pour régler à certains égards jusqu’à aujourd’hui les rapports entre une catégorie de professeurs fonctionnaires, la demande d’éducation de la société et l’État. Est-ce que l’appareil d’État sut tirer quelques leçons de ce travail et d’autres ? Il n’en existe aucune garantie, et on constate plutôt que la vieille et mauvaise suspicion d’alors est tentée aujourd’hui de se relancer avec des acteurs et des politiques publiques très semblables à ceux d’hier en même temps qu’orientés vers des cibles plus larges au sein de tout le champ des sciences humaines et sociales. Là où des conséquences furent sans doute tirées, ce fut du côté de ce que le mot de philosophie prétend résumer et qui inclut, comme on commença à l’étudier alors très sérieusement, un travail de pensée qui ne se réduit nullement à ce que Miguel Abensour, pour désigner la philosophie fonctionnaire engagée contractuellement avec l’État, a dénommé « la philosophie à l’ombre de l’État ». L’histoire de la refondation universitaire entreprise au XIXe siècle, à laquelle contribuèrent dans toute l’Europe de nombreux professeurs de philosophie, abrita en effet dans le cas français un fait paradoxal qui consistait en ce que, un peu à la façon et dans la suite de ceux qui portèrent le nom de « Philosophes » au XVIIIème siècle, la philosophie réelle y fut surtout le fait d’hommes de plume et de savoir relégués hors de l’université, et qui eut pour effet que ce fut en réalité par référence aux philosophies anglaise et écossaise, et surtout à la philosophie allemande, que Victor Cousin par exemple y contribua. Ce point ressort clairement d’un autre travail que j’eus l’occasion de réaliser avec Roger-Pol Droit et Patrice Vermeren sous le titre Philosophie France XIXe siècle. En même temps une porte s’ouvrait à partir de là à la réflexion philosophique générale pour qu’elle s’intéressât aux cheminements philosophiques extra-universitaires décelables au sein d’aventures variées, et que toute dignité soit rendue à ces dernières pour la résolution des problèmes philosophiques fondamentaux. Des pistes neuves et exemplaires pour emprunter une telle direction furent tracées par Jacques Rancière dans ses ouvrages Le maître ignorant et Louis Gabriel Gauny, le philosophe plébéien. J’ai publié dans la même intention une réflexion intitulée Le philosophe et le grand nombre.  

  • Adel Mtimet : Aujourd’hui, les philosophies de la déconstruction sont accusées d’être dans le camp des anti-Lumières et de servir à la démolition des grands acquis de la modernité politique, lesquels sont toujours revendiqués par tout le monde, y compris, paradoxalement, par les détracteurs de ces acquis (qui ose renier la démocratie en elle-même ou la liberté de conscience et le principe de la laïcité ?). Peut-on sans se contredire, accepter philosophiquement de défaire les idéaux de la laïcité et de la république au profit d’une métaphysique du multiple et de l’incertain ?

Stéphane Douailler : La question que vous posez ici attire l’attention sur un deuxième front qui a été ouvert au sein des batailles qui visent les formes et chemins empruntés par le travail philosophique contemporain. Comme nous savons, ce front présente d’un côté une extension mondiale qui est à la taille du succès de traduction et d’inspiration méthodologique que connaît l’originalité indéniable des travaux qui se trouvent au centre de cette polémique, et les critiques qui sont apparues ont surtout traversé et retraversé les océans pour avoir ébranlé diverses situations et représentations acquises. Mais il y a aussi d’un autre côté des variantes localisées de ces critiques dont on perçoit qu’elles entendent protéger plus spécialement certains modèles historiquement formés au sein de l’enseignement philosophique comme celui par exemple des classes terminales en France, et que les reproches qu’elles formulent tendent à recouper un peu trop directement leurs intérêts dans des conjonctures qui peuvent devenir plus incertaines. On peut, et c’est mon cas, défendre avec la plus grande conviction tous les intérêts dont l’avenir de l’enseignement philosophique dépend. Mais cela ne peut pas être au prix d’exclure du champ de la philosophie toute une partie de ce qui y est réellement et fortement vivant. Deux caractéristiques étroitement liées l’une à l’autre des attaques portées, et venues notamment de celles qui prétendent remettre en scène à cette occasion une certaine image de la république, m’en séparent définitivement. La première obéit à une interprétation hiérarchique de l’élément de présentation de la philosophie qu’est le concept, et elle est à la limite de n’en enseigner parfois rien d’autre que la prééminence, prétendue et irréaliste, réduite à un petit nombre de signifiants-clés, sur toutes les autres formes de présentation, lesquelles en deviendraient mineures. La deuxième se dépense à discréditer les hybridations et autres créations, qui, lors des déplacements qui appartiennent à la vie des mots et du concept, peuvent s’effectuer entre les formes disponibles du concept philosophique et diverses formes élaborées par d’autres modes d’expression dont chaque moment de l’histoire offre un répertoire sophistiqué. Sous l’effet de ce refus ou de cette crainte on s’efforce par exemple de restreindre la présence d’un travail littéraire au sein de l’écriture philosophique, ou la prise en compte de dimensions irréductibles à la transparence à elle-même de la conscience dans la production de la pensée. Ce sont pourtant des performances logées dans les possibles d’une langue, et des imaginations par lesquelles quelque trouble premier s’insère dans la clarté et la distinction des idées, qui permettent à des vies et pensées tant libres qu’égalitaires de s’emparer elles aussi des puissances de la philosophie. La question des principes et des frontières au sein desquelles une certaine idée de la république entend préserver les libertés dont elle se sait jouir n’a cessé d’exposer les manières de faire de cette dernière à des blâmes populaires qui révèlent dans le dessin des principes et des frontières la réelle institution de républiques exclusives. Je ne crois pas que l’activité philosophie ait le moindre intérêt à importer dans son champ des manœuvres de cette sorte.  

  • Notre monde serait-il victime de la renaissance des populismes ? quel avenir pour la démocratie ?

Stéphane Douailler : Le mot de « populisme » a fait l’objet ces dernières années d’un transfert de signification depuis son usage descriptif en sociologie politique pour caractériser certains régimes et modes de fonctionnement politique qui entretiennent divers modes identificatoires entre les gouvernés et les gouvernants, vers une stigmatisation de revendications politiques exprimées par le peuple qui vise à en disqualifier la nature légitimement démocratique. Sous cet aspect le mot de « populisme » fait partie de la guerre des interprétations qui s’affrontent autour du mot de démocratie. Son usage disqualifiant et excluant, par lequel se laisserait dégager la fiction d’une sphère épurée de la politique, me paraît généralement avoir été mis au service des interprétations d’essence représentative et oligarchique de la démocratie. Tout indique que « populisme », entendu sur la base de son récent succès médiatique, ne fait qu’actualiser pour le moment présent les litanies inépuisables sur les gueux, la foule, la plèbe, les classes dangereuses, etc. Le lien profond qu’il arrive à des idées philosophiques de savoir nouer avec la démocratie passe par des mots égalitaires et leurs capacités de forçage en situation.

  • Adel Mtimet : Quelle place envisagez-vous pour la philosophie dans le monde actuel ? que peut faire la philosophie dans ce temps de crise de la lecture, de crises économiques et sociales aiguës, des conflits politiques et de la montée des intégrismes ?

Stéphane Douailler : Il existe une phrase de Gilles Deleuze qui m’a marqué. Elle affirme que la philosophie doit apprendre à être « une chose parmi les choses ». Cette formule ne répond sans doute pas à toutes les questions que pose le mode d’existence de la philosophie, mais elle enseigne que la philosophie ne gagne rien à vouloir se placer dans un rôle, où, se tenant en quelque sorte ailleurs que dans le vif des crises et des conflits qui agitent le monde, refusant d’être une chose insérée dans un rapport immanent avec les autres choses, elle saurait instituer un point de vue depuis lequel une redescente pédagogique ou réformatrice pourrait être dessinée afin d’apporter des remèdes aux crises et conflits. Je crois que la philosophie a des effets eux-mêmes philosophiques et qu’en ce sens sa tâche réelle est de montrer que des mots peuvent être déplacés, retraduits, réajustés, de telle sorte que des situations nommées, jamais closes entièrement sur elles-mêmes, peuvent être relancées et réorganisées par ceux à qui il arrive de rencontrer des mots différents. C’est à mes yeux une raison de plus de vouloir que la philosophie se tienne strictement au milieu des autres choses car c’est ainsi qu’elle peut penser se tenir dans le plus juste cadre des réajustements opérables. C’est encore ainsi, probablement, qu’elle peut prendre en vue de la meilleure manière ce qui se présenterait face à elle sous la forme d’intégrismes montants. Non pas en essayant d’édifier des barrières nouvelles qui ajouteraient des principes aux principes. Mais en pénétrant dans les mots avec lesquels ceux-là se disent et sur lesquels personne n’a de pouvoir exclusif, en acceptant de voir et de ressentir le paysage que ces mots veulent instituer, en inventant et offrant à la présentation des manières de remettre de la mobilité dans toutes les connexions qui s’y sont – peut-on penser – figées et endormies. J’ai pour ma part essayé d’en tenir le pari dans une communication à l’état de simple ébauche présentée à l’université de Tunis et publiée en 2020 dans un ouvrage dirigé par le professeur Khaled Bahri, Philosophie et avenir. Sous le titre « Vertus utopiques de l’inaptitude politique » j’explorais notamment la possibilité de reconnecter ce que nous pouvions comprendre de la tentation terroriste avec l’expérience historique des « circoncellions ». Il ne s’y agissait pas de réduire la tentation terroriste contemporaine à ce que nous pourrions vouloir en conceptualiser en tant qu’« objet » assimilable aux circoncellions – assimilation forcée qui serait d’avance soumise aux rectifications savantes – mais de faire la proposition d’un lien qui mettrait en relation l’univers des choix disponibles et endormis tels qu’ils distribuent les mots et représentations propres à la  tentation terroriste, avec cet autre et ancien univers de mots, qui, avec toutes ses bifurcations identifiables, se laisse retrouver pour sa part dans l’histoire des circoncellions. Le pari consiste à penser que par de telles connexions s’instaurent les possibles de quelque jeu, et qu’en s’y consacrant la philosophie est, en ce qui la concerne, dans son rôle.